Chomsky vs. Skinner : le grand débat sur l’apprentissage du langage

Le débat entre Noam Chomsky et B.F. Skinner sur l’apprentissage du langage est l’un des affrontements intellectuels majeurs du XXᵉ siècle en psycholinguistique. Il oppose deux visions radicalement différentes : une approche behavioriste qui considère le langage comme un comportement acquis par conditionnement, et une approche nativiste qui postule l’existence de structures innées dans l’esprit humain.

Skinner et l’analyse fonctionnelle du langage

Dans son ouvrage Verbal Behavior (1957), Skinner applique les principes du behaviorisme au langage. Il considère le langage comme un comportement verbal qui s’acquiert par le biais du renforcement et du conditionnement opérant. Autrement dit, nous apprenons à parler en fonction des réponses que nous obtenons de notre environnement. Pour Skinner, les enfants imitent des phrases, reçoivent des renforcements positifs lorsqu’ils produisent des énoncés corrects, et finissent par acquérir le langage de cette manière.

Il distingue plusieurs catégories de comportements verbaux :

• Mand : une requête directe (« donne-moi de l’eau »).
• Tact : une observation du monde (« voici un chien »).
• Echoïque : la répétition d’un énoncé entendu.
• Intraverbal : une réponse verbale sans lien direct avec un stimulus extérieur.

L’approche de Skinner repose donc sur une analyse fonctionnelle, cherchant à expliquer les mécanismes sous-jacents au langage par des relations entre stimulus et réponse.

La critique de Chomsky : l’insuffisance du behaviorisme

En 1959, Chomsky publie une critique acerbe de Verbal Behavior. Il reproche à Skinner plusieurs points fondamentaux :

1. Le langage ne peut pas être expliqué uniquement par le conditionnement

   • Chomsky soutient que les enfants ne se contentent pas d’imiter, mais sont capables de produire des phrases inédites et grammaticalement correctes sans les avoir jamais entendues auparavant.
   • Ils commettent aussi des erreurs grammaticales systématiques (goed au lieu de went en anglais), ce qui suggère l’existence de règles internes plutôt que d’un simple apprentissage par renforcement.

2. L’existence d’une grammaire universelle

   • Chomsky propose que les humains naissent avec une faculté innée du langage, qui permet aux enfants d’acquérir une grammaire complexe à partir de peu d’exemples. Cette idée repose sur la grammaire générative et transformationnelle, qui postule l’existence de structures profondes et universelles sous-jacentes aux langues humaines.

3. Une mauvaise compréhension du projet linguistique

   • Chomsky accuse Skinner de réduire le langage à une simple succession de réponses verbales sans prendre en compte la syntaxe, la structure des phrases et les principes sous-jacents au fonctionnement du langage.

4. Le behaviorisme ne permet pas d’expliquer la créativité linguistique

   • Contrairement à un perroquet, l’être humain est capable de produire et comprendre des phrases infiniment variées. Chomsky souligne que cette créativité n’est pas compatible avec l’idée d’un simple conditionnement.

Un débat qui a marqué la psycholinguistique

Le débat entre Chomsky et Skinner a eu un impact profond sur la psychologie et la linguistique :

• Il a marqué le déclin du behaviorisme en tant que cadre explicatif du langage.
• Il a contribué à l’essor de la psycholinguistique moderne et de la cognition comme discipline scientifique.
• Il a relancé la question de l’inné et de l’acquis, influençant les neurosciences et la psychologie du développement.

Trois questions centrales et leurs réponses

1. Le langage est-il acquis par apprentissage ou est-il inné ?
   → Les travaux de Chomsky suggèrent que le langage repose sur des structures innées, notamment une grammaire universelle qui permet aux enfants d’apprendre rapidement une langue malgré des stimuli limités. Cependant, l’apprentissage et l’environnement jouent aussi un rôle essentiel, notamment dans l’enrichissement lexical et l’ajustement aux spécificités culturelles et linguistiques.

2. Pourquoi les enfants peuvent-ils produire des phrases inédites sans les avoir entendues auparavant ?
   → Cette capacité repose sur des règles grammaticales abstraites que les enfants généralisent à partir d’exemples limités. Contrairement à l’idée d’un apprentissage par simple imitation, ils appliquent des principes syntaxiques leur permettant de créer de nouvelles phrases, parfois en commettant des erreurs révélatrices des mécanismes sous-jacents à l’acquisition du langage.

3. Quelle est la meilleure approche pour expliquer le développement du langage : behaviorisme ou grammaire générative ?
   → Si le behaviorisme a permis d’éclairer certains aspects de l’apprentissage du langage (comme le rôle du renforcement dans le développement du vocabulaire), il ne peut expliquer la structuration grammaticale et la créativité linguistique. La grammaire générative de Chomsky offre un modèle plus robuste en mettant en avant des prédispositions cognitives, mais elle doit être complétée par des recherches en neurosciences et en psychologie du développement pour mieux intégrer l’influence de l’environnement.

L’idée clé

Le débat entre Skinner et Chomsky ne se limite pas à la linguistique, il illustre deux visions opposées de l’esprit humain : une approche empiriste fondée sur l’expérience et l’apprentissage (Skinner) face à une approche rationaliste qui met en avant des structures cognitives innées (Chomsky). Aujourd’hui, la science du langage intègre ces deux perspectives, mais la critique de Chomsky a joué un rôle fondamental dans la révolution cognitive et l’abandon progressif du behaviorisme en tant que modèle dominant.