Techniques projectives et bipolarité du discours (Gori et Beauvois)
Introduction
Dans leur article Notes sur les techniques projectives et la bipolarité du discours (1970), Roland Gori et Jean-Léon Beauvois proposent une lecture originale des tests projectifs en psychologie clinique en les reliant aux concepts de bipolarité du discours issus de la psycholinguistique. Ils suggèrent que le test de Rorschach et le TAT (Thematic Apperception Test) mobilisent des processus distincts, correspondant respectivement aux pôles paradigmatique et syntagmatique du langage. Cet article explore leur analyse et ses implications pour la compréhension des mécanismes projectifs.
1. La distinction entre paradigme et syntagme en linguistique
Deux axes fondamentaux du langage
Les auteurs s’appuient sur les travaux de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson pour expliquer que le discours repose sur deux dimensions complémentaires :
- L’axe paradigmatique : il regroupe les éléments interchangeables d’un discours, c’est-à-dire les unités qui peuvent être substituées les unes aux autres sans altérer la structure syntaxique.
- L’axe syntagmatique : il désigne l’organisation des éléments dans une séquence structurée, c’est-à-dire la manière dont les mots sont agencés dans une phrase.
Jakobson associe ces deux axes aux figures de style fondamentales :
- La métaphore, qui repose sur le choix paradigmatique (ex. : “cet homme est un lion”).
- La métonymie, qui repose sur l’association syntagmatique (ex. : “il a bu un verre” pour dire “il a bu le contenu du verre”).
2. Rorschach et TAT : deux formes complémentaires de projection
Le test de Rorschach et la dominance paradigmatique
Selon Gori et Beauvois, le test de Rorschach mobilise essentiellement des processus paradigmatique et métaphorique. Le sujet doit interpréter des taches d’encre en leur attribuant une signification. Ce processus implique :
- Une sélection parmi plusieurs possibilités : le sujet choisit une image mentale qui correspond à ce qu’il perçoit dans la tache.
- Une émergence d’associations : la réponse dépend du champ de références internes du sujet.
- Une manifestation de la structuration cognitive et affective : la capacité du sujet à sélectionner et organiser ses perceptions reflète son fonctionnement psychique.
Un exemple typique serait :
- “Je vois un papillon.”
Le sujet ne produit pas un récit, mais une nomination, qui repose sur un choix paradigmatique.
Les erreurs ou anomalies observées dans ce test peuvent indiquer des troubles de la perception ou des difficultés à différencier les champs paradigmatiques, comme en témoigne la contamination (ex. : “Je vois un homme-canari”, où deux champs se confondent).
Le TAT et la dominance syntagmatique
À l’inverse, le TAT (Thematic Apperception Test) met en jeu une organisation syntagmatique et métonymique. Devant une image représentant une scène, le sujet doit raconter une histoire, ce qui implique :
- Une structuration temporelle et narrative : il doit relier les éléments pour produire un récit cohérent.
- Une mise en relation des personnages et des objets : le sujet construit des liens entre les éléments représentés.
- Un engagement du Moi : la manière dont l’histoire est racontée révèle la dynamique affective du sujet.
Par exemple, devant une image montrant une personne seule sur un pont, un sujet peut raconter :
- “Cet homme vient de perdre son travail et hésite à sauter.”
Ici, le sujet ne sélectionne pas un élément isolé, mais relie plusieurs éléments pour construire un récit cohérent.
3. Implications pour la psychopathologie et l’évaluation clinique
Comprendre les niveaux de régression
Les auteurs suggèrent que l’analyse du rapport entre paradigme et syntagme peut aider à évaluer le niveau de régression psychique d’un individu :
- Une difficulté à sélectionner des éléments (Rorschach) peut indiquer une désorganisation cognitive.
- Une incapacité à structurer un récit (TAT) peut révéler une désorganisation affective ou des troubles du Moi.
Les enjeux de la projection
En référant ces deux tests aux mécanismes linguistiques fondamentaux, Gori et Beauvois montrent que la projection psychique dans les tests projectifs suit une logique propre à la construction du langage. Ce rapprochement ouvre des perspectives pour affiner l’interprétation clinique des réponses aux tests.
Conclusion
L’article de Gori et Beauvois propose une lecture originale des tests projectifs en les reliant aux processus linguistiques de sélection et de combinaison. Cette approche permet non seulement de mieux comprendre les différences entre Rorschach et TAT, mais aussi d’affiner l’analyse des troubles psychiques. En révélant le lien entre projection psychologique et organisation du discours, leur travail met en évidence l’importance de la psycholinguistique dans l’évaluation clinique.
Référence de l’article original :
Gori, R., & Beauvois, J.-L. (1970). Notes sur les techniques projectives et la bipolarité du discours. Bulletin de psychologie, Tome 23, n°286, pp. 1066-1068.
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